UNE FINE LAME
Le lendemain, la journée fut moins difficile, pour Eragon comme pour Brom. Le garçon se sentait mieux ; il était capable de répondre correctement à beaucoup plus de questions. Après un exercice particulièrement difficile, Eragon parla de la femme qu’il avait visualisée.
— Tu dis qu’elle était emprisonnée ? murmura Brom en se caressant la barbe.
— Oui.
— As-tu vu son visage ?
— Pas très bien. La lumière était faible ; pourtant, je peux dire qu’elle était très belle. C’est étrange : je n’ai eu aucun mal à voir ses yeux. Et elle m’a rendu mon regard.
— À ma connaissance, il est impossible de s’apercevoir que l’on est l’objet d’une visualisation.
— Savez-vous qui elle peut être ? demanda Eragon, étonné de l’impatience qui perçait dans sa propre voix.
— Pas vraiment, avoua Brom. Je pourrais avancer quelques suppositions ; mais ce ne serait, justement, que des suppositions. En tout cas, ton rêve est… singulier. Tu as réussi à visualiser dans ton sommeil quelqu’un que tu n’as jamais vu, et cela sans même prononcer la formule appropriée ! Les rêves nous mènent parfois dans le royaume des esprits, mais ceci est différent.
— Nous n’avons plus qu’à fouiller toutes les prisons et tous les donjons du pays, jusqu’à ce que nous trouvions cette femme ! plaisanta Eragon.
En vérité, il pensait que c’était une bonne idée. Brom se contenta d’en rire, et ils poursuivirent leur chemin.
L’entraînement strict auquel Brom soumettait Eragon remplit chaque heure de chaque jour. Dras-Leona était fort loin. À cause de son attelle, le garçon dut apprendre à manier l’épée de la main gauche. Bientôt, il fut aussi habile que de la droite.
Ils retraversèrent la Crête et débouchèrent dans la plaine. Le printemps recouvrait le pays d’une multitude de fleurs. Les branches jadis nues des arbres se hérissaient de bourgeons ; l’herbe nouvelle poussait entre les touffes sèches de l’année passée. Les oiseaux, revenus de leurs séjours d’hiver, s’accouplaient et bâtissaient leurs nids.
Les voyageurs suivirent le Toark, qui coulait en bordure de la Crête. Le fleuve grossissait au fur et à mesure que ses affluents se jetaient dans le courant, augmentant d’autant son débit rapide. Là où le Toark s’élargissait, Brom désigna les îlots de vase qui émergeaient çà et là.
— Nous approchons du lac Leona, signala-t-il. Nous n’en sommes plus qu’à deux lieues.
— Pensez-vous qu’on l’atteindra avant la nuit ? demanda Eragon.
— On peut essayer.
Le crépuscule rendit bientôt la route plus difficile à suivre. Mais le grondement de la rivière proche guidait les chevaux. Dès que la lune se leva, son disque brillant dispensa assez de lumière pour éclairer le paysage.
Le lac ressemblait à une mince couche d’argent étendue sur le sol. Sa surface était si calme, si lisse, qu’elle paraissait presque solide. Sans la lune qui s’y reflétait, on n’aurait pas pu distinguer l’eau de la terre.
Saphira s’était posée sur la rive de galets, où elle agitait ses ailes pour les sécher. « L’eau est délicieuse, annonça-t-elle à Eragon : profonde, froide et claire. »
« Peut-être irai-je nager avec toi demain », répondit le garçon.
Il aida Brom à dresser le camp, derrière un rideau d’arbres ; et les deux compagnons ne tardèrent pas à s’endormir.
Eragon se leva à l’aube pour admirer le lac à la lumière du jour. Devant ses yeux émerveillés s’étalait une étendue d’eau laiteuse, sur laquelle la brise matinale dessinait des motifs mouvants. Il poussa un cri de joie et courut vers la berge.
« Saphira ! appela-t-il. Où es-tu ? Viens, on va s’amuser ! »
La dragonne surgit. Le garçon avait à peine pris place sur son dos qu’elle décollait. Ils montèrent en flèche, puis Saphira vola en cercles au-dessus des eaux ; cependant, même de cette hauteur, la rive opposée n’était pas visible.
« Que dirais-tu d’un bon bain ? » proposa Eragon, l’air de rien.
La dragonne eut un sourire gourmand : « Tiens-toi bien ! »
Elle rabattit ses ailes et fondit vers les flots, frôlant la crête des vaguelettes avec ses serres. Ils jouèrent ainsi à naviguer au ras de l’eau, qui étincelait dans le soleil levant. Eragon poussa un nouveau cri de joie. Saphira replia complètement ses ailes, plongea sa tête et son long cou, déchirant la surface du lac, telle une lance.
Le garçon crut avoir heurté un mur de glace. Le souffle coupé, il manqua d’être désarçonné. Il se cramponna tandis que Saphira remontait. En trois coups de patres, elle émergea à l’air libre en projetant des gerbes d’eau autour d’elle. Eragon inspira à fond. La dragonne zigzagua au-dessus du lac, la queue en gouvernail. « Prêt ? » lança-t-elle.
Eragon acquiesça. Inspira. Resserra sa prise. Cette fois, Saphira s’enfonça dans le lac en douceur. L’eau était si claire qu’on voyait loin dans sa pureté cristalline. La dragonne se contorsionna et exécuta des figures extraordinaires. Elle ondulait dans les flots pareille à une anguille. Eragon avait l’impression de monter un de ces serpents de mer dont parlaient les légendes.
Alors que ses poumons commençaient à réclamer de l’air, Saphira arqua le dos et pointa la tête au-dehors. Un halo de perles liquides ruissela sur les deux amis lorsqu’elle s’éleva vers le soleil dans un battement d’ailes. Deux mouvements lui suffirent pour gagner de la hauteur.
« Wouah ! s’exclama Eragon. C’était sublime ! »
« Oui…, reconnut joyeusement Saphira. Dommage que tu ne saches pas retenir ton souffle plus longtemps. »
« Désolé, je n’y peux rien ! » répondit-il en pressant ses cheveux entre ses doigts pour les égoutter.
Avec ses vêtements trempés, il tremblait de froid dans le vent provoqué par les ailes de Saphira. Il toucha son attelle. Son poignet le faisait toujours souffrir.
Ils atterrirent. Lorsque Eragon fut sec, il sella Cadoc tandis que Brom s’occupait de Feu-de-Neige. De fort bonne humeur, il suivit le conteur, qui entreprenait de contourner le lac ; pendant ce temps, Saphira s’amusait encore à plonger et à ressortir de l’eau dans de grandes éclaboussures.
Le soir, avant le dîner, Eragon enveloppa Zar’roc d’une protection magique en prévision de l’entraînement d’escrime. Puis le duel commença.
Ni lui ni Brom ne se risquaient à botter. Chacun attendant que l’autre attaquât le premier Le garçon chercha des yeux quelque chose qui pourrait lui donner l’avantage. Une buchette, près du feu, attira son attention. Il se pencha, s’en empara de sa main blessée et la projeta sur le vieil homme. Gêné par son attelle, il manqua de force, et le conteur, qui n’eut aucun mal à éviter le projectile, se rua au aussitôt sur son adversaire, l’épée levée. Eragon fléchit les genoux au moment où la lame sifflait au-dessus de sa tête ; il gronda et se jeta dans les jambes de Brom avec férocité.
Les combattants s’effondrèrent sur le sol, luttant au corps à corps. Soudain, le garçon roula sur le côté et porta un coup aux tibias du vieil homme. Celui-ci le contra du plat de l’épée et sauta sur ses pieds. Pivotant pour se redresser, Eragon chargea de nouveau. Des étincelles jaillirent quand leurs épées s’entrechoquèrent. Eragon attaquait sans relâche ; le visage tendu par la concentration, Brom bloquait chaque coup ; mais le garçon sentait que son adversaire faiblissait. Le bruit des lames continuait de retentir : aucun des bretteurs ne renonçait à faire céder l’autre.
Pourtant, Eragon devinait que sa victoire était proche Coup après coup, il prenait l’avantage. Les parades du conteur étaient moins vives, et il perdait du terrain. Eragon para sans difficulté une dernière attaque. Il voyait battre les veines sur le front de son adversaire, les tendons de son cou se crisper.
Mis en confiance, Eragon mania Zar’roc plus vivement que jamais : l’épée dessinait un réseau tourbillonnant de métal autour de la rapière de Brom. Brusquement, il donna un coup puissant du plat de sa lame contre la garde du vieil homme, dont l’arme tomba au sol. Sans lui laisser le temps de réagir, Eragon pointa Zar’roc sur le cou de Brom.
Ils restèrent ainsi un moment, haletants. Lentement, Eragon finit par abaisser son arme, et il recula. Pour la première fois, il avait le dessus sans avoir rusé. Le conteur ramassa son épée et la remit au fourreau. Le souffle encore court, il lâcha :
— Fini pour aujourd’hui.
— Mais on vient à peine de commencer !
Brom secoua la tête :
— Je n’ai plus rien à t’apprendre en escrime. De tous les tireurs que j’ai affrontés, trois seulement m’ont battu de la sorte ; et je doute qu’aucun d’entre eux aurait pu le faire de la main gauche.
Il sourit comme à regret :
— Je ne suis plus de la première jeunesse, mais je peux t’assurer que tu manies l’épée avec un talent exceptionnel.
— Alors, on ne va plus se battre tous les soirs ?
— Oh, ne crois pas en être quitte à si bon compte ! le détrompa Brom en riant. Mais, à présent, si nous manquons un entraînement, de temps à autre, ce ne sera pas très grave.
Il essuya ses sourcils en sueur.
— Seulement, souviens-toi d’une chose, reprit-il. Si tu as le malheur d’affronter un elfe ou une elfe, entraîné ou non à manier l’épée, attends-toi à perdre. Ce peuple-là, tout comme les dragons et quelques autres créatures aux pouvoirs magiques, à une force bien supérieure à celle que la nature nous a accordée. Le plus faible des elfes n’aurait aucun mal à te vaincre. Idem pour les Ra’zacs : n’étant pas humains, ils sont beaucoup plus endurants que nous.
— Y a-t-il un moyen de les égaler ? demanda Eragon.
Il s’assit, jambes croisées, contre Saphira.
« Tu as bien combattu », dit-elle.
Le garçon sourit. Brom s’assit à son tour et haussa les épaules.
— Il y en a plusieurs, affirma-t-il, mais aucun n’est à ta portée, pour le moment. La magie te permettra de vaincre tous tes ennemis, à l’exception des plus puissants. Pour venir à bout de ceux-là, il te faudra l’aide de Saphira, et beaucoup de chance. N’oublie pas que, lorsqu’une créature magique se sert de la magie, elle est capable de tuer un humain sans effort, grâce à ses pouvoirs hors du commun.
— Comment lutte-t-on contre la magie ?
— Que veux-tu dire ?
Eragon s’appuya sur un coude pour s’expliquer :
— Supposons que je sois attaqué par un Ombre : comment bloquer sa magie ? La plupart des sorts ont un effet immédiat, de telle façon qu’il est presque impossible de réagir à temps. Et, même si j’y arrivais, comment annuler la magie d’un ennemi ? Il me semble que je devrais connaître l’intention de mon adversaire avant qu’il l’ait mise à exécution.
Il réfléchit un instant, puis conclut :
— Je ne vois pas comment faire. Le premier qui attaque gagne dans tous les cas, non ?
Brom soupira :
— Ce dont tu parles – un duel de sorciers, mettons – est extrêmement dangereux. Ne t’es-tu jamais demandé comment Galbatorix avait réussi à vaincre tous les Dragonniers avec l’aide d’une simple poignée de traîtres ?
— Non, je n’y ai jamais songé.
— Il y a différentes possibilités. Tu en apprendras certaines plus tard. Mais la principale t’est connue : Galbatorix était – et reste – un maître dans l’art de s’immiscer dans l’esprit des gens. Lors d’un duel de sorciers, vois-tu, il y a des règles strictes auxquelles chacun doit se tenir, sans quoi les deux combattants périraient. Pour commencer, personne ne recourt à la magie tant que l’un des antagonistes n’a pas réussi à pénétrer l’esprit de son adversaire.
Saphira enroula sa queue autour d’Eragon, et il s’y appuya confortablement. « Pourquoi attendre ? s’exclama-t-elle. Quand tu auras attaqué, il ne sera plus en mesure de réagir ! » Eragon répéta sa remarque à voix haute.
— Erreur ! répondit Brom. Si je décidais de me servir de mon pouvoir contre toi, Eragon, là, sans prévenir, tu périrais certainement ; cependant, juste avant de périr, tu aurais le temps de contre-attaquer. Par conséquent, à moins qu’un des combattants n’ait des visées suicidaires, aucun n’attaque tant que l’un d’eux n’a pas créé une brèche dans les défenses de son adversaire.
— Que se passe-t-il, à ce moment-là ?
— Dès que tu es dans l’esprit de ton ennemi, il t’est facile de deviner ce qu’il va faire et, partant, de l’éviter. Cela dit, même dans cette hypothèse, tu peux perdre si tu ne connais pas les contre-sortilèges adéquats.
Le conteur bourra sa pipe et l’alluma.
— Il te faut aussi être très vif d’esprit, souligna-t-il. Pour être capable de te défendre, tu dois avoir analysé la nature exacte des forces qui t’agressent. Si tu es attaqué par la chaleur, tu dois savoir si elle est portée par l’air, le feu, la lumière ou autre chose. Alors, seulement, tu pourras réagir – par exemple en la gelant sur place.
— Ça paraît difficile.
— Très difficile, confirma Brom, tandis qu’un panache de fumée montait de sa pipe. Rares sont ceux qui survivent lors d’un tel duel plus de quelques secondes. L’énorme somme d’efforts et de talents requise condamne à une mort rapide quiconque n’a pas suivi un entraînement spécifique. Quand tu auras progressé en magie, je t’enseignerai les méthodes appropriées. En attendant, si un sorcier te cherche querelle, je te suggère de prendre tes jambes à ton cou.